/!\ La danse des colchiques...

Le chuchotement d'Elhil tira un sourire à Vincent, qui puisa dans cette touche de gaiété supplémentaire le courage de se dissocier du corps de son jeune amant. Désireux de réduire au minimum les gestes qui l'éloigneraient du contact de cette si douce peau ambrée, il en profita pour attraper le long manteau que l'Indien avait déposé sur une racine et le déployer sur leurs jambes et leurs hanches - trente ans qu'il avait froid, il n'avait envie que de savourer le plus longtemps possible cette inconcevable chaleur qui parcourait son corps encore frémissant. Il s'allongea sur le dos, toujours en gardant contre lui son précieux compagnon. Le regard perdu à travers les branches feuillues où les passereaux le dévisageaient avec curiosité, sa main gauche passant avec une tendresse intacte dans la chevelure blonde toujours miraculeusement exempte de noeuds, Vincent aurait tout donné pour ne plus se préoccuper que de ce ventre qui réchauffait le sien, que de ces lèvres qui de temps en temps embrassaient encore sa gorge volontiers offerte...

Hélas atteindre un sommet implique de redescendre, et le Français ne put empêcher les pensées de refluer dans son esprit enfin délivré de ces envivrantes sensations. Oh ce ne fut pourtant pas si terrible au début: il songea à cette jouissance presque douloureuse tellement elle avait été lointaine dans ses souvenirs, au plaisir qui s'était additionné au sien lorsqu'il avait sentit Elhil jouir entre ses bras. Comme pour ponctuer le cheminement de ses idées, Vincent déposa un léger baiser sur la tempe du jeune Indien. L'ancien interne avait l'inexplicable impression d'être le premier pour cet être si parfait, mais ce n'était sans doute qu'une inexplicable illusion conçue par son amour propre. Certes cela se pouvait (Elhil était tout de même mort bien jeune), mais Vincent le trouvait si parfait qu'il lui semblait étonnant qu'un tel trésor eût pu arriver jusqu'à lui sans jamais avoir connu cet indicible bonheur que l'on trouve en s'offrant à quelqu'un qui s'offre en retour.

Là intervint la première pensée désagréable, vautour aux ailes décharnées: peut-être qu'il avait cédé trop vite. On ne fait pas l'amour à quelqu'un d'aussi inexpérimenté à peine une heure après l'avoir vu venir chercher du réconfort dans ses bras. Et s'il avait pernicieusement influencé le choix d'Elhil en lui parlant de leur séparation obligatoire? C'était presque du chantage, lorsqu'on y pensait. Vincent sentit alors son jeune amant changer de position pour remonter le manteau et se lover un peu plus étroitement contre lui, et il chassa négligemment cette stupide idée. Si le jeune homme n'avait pas été certain de son choix, il n'aurait jamais embrassé son aîné avec une telle ardeur, il n'aurait jamais gémit son nom pour l'inciter à passer le point de non retour.

Mais une Ombre ne combat pas si facilement ce qui est son état d'esprit habituel, et plus l'orgasme s'éloignait, plus la peau de Vincent retrouvait sa fraîcheur atavique et plus son esprit s'enlisait dans de noirs considérations. Comment ferait-il au manoir? Il ignorerait Elhil? Ses yeux noirs s'abaissèrent un instant vers ce visage enfantin qui reposait au creux de son épaule, et sa main parcourut presque inconsciemment la ligne de la colonne vertébrale du jeune Indien, jusqu'à la fesse et à la chair ferme de la cuisse. Caresse qui cherchait à cajôler plus qu'à exciter, et pourtant le frisson que Vincent tira à Elhil pour le ressentir dans son propre corps souffla avec une vigueur insoupçonnée sur les braises qui s'éteignaient dans son bas-ventre. Non, hors de question de se passer de lui, absolument hors de question.

Mais ce si bel ange n'était-il pas un danger, tout compte fait? Si on les surprenait au manoir, ou à Hollow Dream, si on apprenait que le grand, l'inébranlable Vincent avait une faiblesse aussi évidente que ce délicat Indien qui avait réussit à le faire crier? Serait-il capable de choisir l'intérêt des Ombres au détriment de la vie d'Elhil? Lorsqu'il avait échangé un premier baiser avec l'Indien, l'ancien interne était convaincu qu'en dernière extrémité il y parviendrait. Mais maintenant, allongé nu sur son manteau, presque sur l'herbe, avec ce souffle chaud dans son cou, Vincent n'en était plus du tout certain. Abandonner son jeune amant à ces lâches d'humains, ou pire, à ces barbares de Chimères? Une telle idée lui donna presque la nausée. Jamais. Alors peut-être valait-il mieux s'en débarrasser le plus vite possible. Elhil ne sentirait presque rien, juste une vague de froide lorsque la main intangible de son aîné s'infiltrerait dans sa poitrine, puis une pointe de douleur lorsque les doigts de givre se refermeraient autour de son coeur...

Vincent frémit des pieds à la tête et sa prise se resserra autour du jeune Indien. Il ferma les paupières avec force, en soufflant profondément. Non, c'était le chef des Ombres qui raisonnait comme ça. Penser à une telle monstruosité alors qu'il l'aimait, il l'aimait bien plus que ce qu'il croyait possible... A nouveau muet, Vincent n'avait même pas conscience que son trouble se ressentait à travers chaque parcelle de son corps. Seule l'habitait une terrible dualité, meneur des vampiriques Ombres contre l'âme fatiguée encore tout juste capable d'aimer. Pauvre Elhil qui somnolait contre un monstre qui osait penser à le tuer pour régler le problème de leur relation...

Elhil se laissait doucement aller contre le torse de son aîné, bercé par sa respiration profonde. C'était quelque chose qu'on pouvait considérer comme excessivement banal, mais pour un Ombre, et surtout pour lui, le seul fait de demeurer contre celui qu'il aimait était le plus précieux cadeau qu'on a pu lui faire. Il était heureux, simplement. Et c'était tout juste s'il ne poussait pas des soupirs d'aise toutes les cinq secondes…
Ce sentiment unique de félicitée faisait enfler son cœur las, à tel point qu'il l'avait sentit sur le point d'exploser à cet instant inqualifiable de jouissance. Il avait envie de rire à gorge déployée, de danser avec les colchiques et de se mettre à chanter avec le chœur des oiseaux.

Vincent s'était retiré de lui, et avait recouvert leurs jambes de son manteau. Le col de fourrure gris-blanc caressa la peau sensible de ses hanches et lui arracha un doux frémissement, alors qu'il se blottissait un peu plus contre cette peau blanche et encore tiède qu'il chérissait tant.
Le moindre petit son, allant du souffle de son aîné, du bruissement du feuillage au chant es oiseaux le détendait comme la délicieuse et suave fragrance d'une fleur de son pays. Si Vincent commençait à ne plus pouvoir profiter de cette apaisante griserie, Elhil flottait toujours dans un océan de nuages cotonneux aux couleurs pastel, à l'image du rêve d'un grand enfant qui n'attendait que d'être aimé. S'il le pouvait –et ce n'était pas l'envie qui lui manquait- il serait resté ainsi contre lui jusqu'au lendemain de l'éternité. Peu lui importaient ce pseudo-monde, si chaotique, dans lequel il errait depuis de trop longues années, ces Chimères et ces Humains si méprisables par le seul fait d'être encore vivants…

Les caresses tendres de son amant le faisaient délicatement frissonner, et l'emportaient lentement mais sûrement vers un engourdissement proche de la somnolence dans lequel il cueillait précieusement dans sa mémoire ces sensations indéfinissables qui avaient, l'espace d'un instant au moins, ramenés leurs corps blêmes et froids à un simulacre de vie; il ne voulait rien perdre, pas une seule goutte de ce nectar sucré dont il avait enfin pu s'abreuver, pas une seule nuance des caresses et attouchements qui avaient éveillés son être entier.
Et dans cette intime conviction d'être heureux, comblé, Elhil pouvait-il seulement se douter des pensées actuelles du Chef des Ombres le concernant…?
Non, bien sûr que non.
Le jeune Indien souriait doucement, blottit contre lui, sa tête reposant tranquillement contre sa clavicule et ses mains arachnéennes décrivant des motifs invisibles et complexes sur la peau veloutée de son torse. Ses yeux glauques* demeuraient rêveusement perdu dans l'observation du buste de son amant sous un angle plutôt original. Ses longs cheveux blonds éthérés, ayant à peine souffert de leurs ébats, épousait les reliefs des épaules de Vincent pour se dessiner de longues arabesques dorées sur le sol.

Puis Elhil sentit son aîné secoué d'un long frémissement qu'il n'assimila pas à un quelconque frisson de plaisir. Les bras du Français se resserrèrent autour de lui, et un souffle profond se perdit dans sa chevelure blonde. Perplexe, mais aussi inexplicablement inquiet, l'ancien chanteur releva la tête pour contempler le visage aux traits tirés de son amant. Que lui arrivait-il?
L'Aryen, une sourde angoisse grandissant en lui comme une plante vénéneuse, éleva ses mains diaphanes jusqu'au visage de l'ancien interne, encadrant avec une douceur infinie ses joues, et l'incitant muettement par ses caresser à ouvrir les yeux. Il ne savait pas, et ne pouvait même pas imaginer ce qui pouvait troubler à tel point son bel amour.
Elhil le dévisageait de ses yeux pers, qui pour ceux qui étaient habitués à les voir mi-clos pouvaient à l'instant paraître immenses, comme deux cercles d'eau turquoise emplis de tendresse, d'inquiétude et d'interrogations, mais surtout d'un amour sans fin, comme on pouvait rarement en voir dans cette vallée maudite qu'était Hollow Dream.

"Vincent…"

La voix de l'Indien était ténue, et le prénom articulé dans un murmure doux et soucieux. Il fixait toujours le chef des Ombres avec un air troublé ancré dans chaque trait de son visage, et ne sachant pas exactement ce qu'il devait faire, il ajouta d'une voix basse et douce, vaguement hésitante, tout en caressant avec une infinie tendresse :

"Qu'est-ce qu'il y a…?"

(* glauque: à prendre au sens originel du terme, hein ^.^')

L'art et la manière de tout gâcher, voilà ce qui avait caractérisé la vie et la mort de Vincent. Maintenant qu'il y repensait, il ne se rendait compte que trop bien à quel point son vécu n'était qu'une longue suite monotone d'échecs et de quêtes solitaires. Tant de noms, de visages amicaux qui avaient fini par se détourner de lui et de ses obsessions rationnelles. Oui, il avait toujours tout gâché en remplaçant l'amour de ses semblables par celui du concret, du facile à cerner et à mettre en oeuvre. Un trait de caractère qui avait été perverti par sa mort et qui le poussait maintenant à ces réflexions sanglantes qui lui faisaient horreur...

Vint une caresse sur son visage, et les yeux d'obélisque de Vincent s'ouvrirent pour plonger dans deux étangs bleu-vert à l'éclat inquiet. Un long moment, l'ancien interne resta immobile, dévisageant le jeune Indien penché sur lui. Le moindre geste, le moindre regard d'Elhil dégageait une telle tendresse et un tel amour que le Français sentit son coeur se resserrer. Avait-il jamais lu semblable confiance dans les prunelles d'une Ombre? Non, certainement pas. Son jeune amant avait une foi aveugle en lui, au point qu'un simple début de trouble de son aîné suffisait déjà à l'alarmer.

Si cette constatation ne calma en rien le malaise de Vincent, elle lui fournit néanmoins la force de se recomposer une expression plus sereine: il n'avait pas à malmener cet instant qui apportait une telle vie aux yeux habituellement éteints d'Elhil. Lentement, le Français secoua la tête avec un léger sourire qui se voulait rassurant. Rien, il n'y avait rien. Désireux d'effacer cette appréhension des traits de son cadet, il glissa sa main dans la nuque de ce dernier afin de l'attirer à lui et de sceller son démenti d'un baiser.

Intérieurement, Vincent se traitait de fou, d'imbécile notoire. Il aurait mieux fait de se réprimer un peu et de laisser Elhil à ses larmes lorsqu'il l'avait surpris dans cette clairière. Lui-même en aurait été quitte pour une grosse contrariété, l'Indien aurait sombré dans un désespoir insondable et tout se serait avéré beaucoup plus simple. Quelle idée de tomber amoureux lorsqu'on mène un clan attaqué de toutes parts...

Les lèvres du Français quittèrent celles d'Elhil et il incita gentiment celui-ci à retrouver sa position initiale. Son sourire pouvait presque passer pour sincère. D'accord, il avait eu tort, mais à présent il était trop tard pour avoir des remords. Il se débrouillerait. Il ne voulait plus jamais penser au fait de tuer son bien aimé, plus jamais. Vincent était prêt à anéantir toutes les âmes que comptait Hollow Dream plutôt que de toucher à un seul cheveu de l'être qui respirait paisiblement au creux de son épaule.

Une trille familière poussa l'Ombre à relever les yeux, et un début d'amusement se glissa dans son sourire lorsqu'il constata que "son" cardinal s'était fièrement perché sur les vêtements d'Elhil pour le fixer de ses petits yeux noirs. Il sautillait sur place d'un air mécontent qui confinait presque à la jalousie, et Vincent sentit un peu de la chaleur qui le fuyait s'installer dans sa poitrine pour ne plus la quitter. Il avait oublié qu'en dernier recourt, il leur resterait toujours l'Arbre et sa magnifique clairière.

Pour la première fois depuis bien avant son coma, l'ancien interne eut un petit clin d'oeil, adressé au passereau. Bien sûr qu'il reviendrait, comment pourrait-il ne pas revenir? Mais il préférait rester là tant que le petit ange qui sommeillait contre lui ne manifestait pas l'envie de revenir à un état plus éveillé. Et si Vincent se réservait la droit d'interrompre cet échange privilégié avant que la nuit ne fût trop avancée, cela lui laissait tout de même une marge de manoeuvre confortable.

[et je n'aime pas écrire les fins de topic...]